Dans le cadre de la coalition de la société civile appelant à l’abandon du projet de loi sur la répression des atteintes aux forces armées, Reporters sans frontières (RSF) a été auditionnée, le 9 novembre 2017, par des membres de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
A cette occasion, RSF publie la lettre ouverte de 13 organisations nationales et internationales adressée en juillet dernier au Parlement tunisien, dans laquelle les ONGs signataires s’inquiétaient dune dégradation de la situation de la liberté de linformation et dexpression si ce projet de loi venait à être voté, au vu des articles 4, 5, 6 et 12 du texte.
Mesdames, Messieurs les député-es de l’Assemblée des représentants du peuple,
Les organisations signataires vous adressent ce courrier afin de vous sensibiliser à la nécessité d’abandonner l’examen du « »,
officiellement inscrit au parlement depuis le 13 Avril 2015. Le jeudi,
13 juillet 2017, l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) a repris,
à la grande surprise de la société civile, le débat parlementaire sur
ce projet.
Nous exhortons les législateurs tunisiens à abandonner l’examen d’un
tel projet de loi qui risque de museler toute critique des forces armées
et de renforcer une culture de l’impunité déjà ancrée dans le système
sécuritaire et judiciaire tunisien, qui a cruellement manqué d’une
réforme profonde depuis la Révolution.
Nos organisations le considèrent en effet comme inconstitutionnel et
contraire aux engagements internationaux de la Tunisie en matière de
droits de l’homme, notamment en matière de respect du droit à la vie, de
lutte contre l’impunité et de respect du droit de la liberté
d’expression.
Les dispositions du projet de loi pourraient incriminer le
comportement des journalistes, des lanceurs d’alerte, des défenseurs des
droits humains et de tout individu qui critique la police, et
permettent également aux forces de sécurité d’utiliser la force létale
lorsque celle-ci n’est pas strictement nécessaire pour protéger des vies
humaines.
Pour la société civile, l’ARP doit certes s’assurer que les forces de
sécurité tunisiennes sont en mesure de protéger la population et leurs
propres vies contre de potentielles attaques meurtrières, au moyen des
mesures compatibles avec les droits de l’Homme, mais ce projet de loi va
bien au-delà de cet objectif en rendant les forces armées, ainsi que
leurs proches et leurs biens, presque intouchables. Ceci dans un
contexte où les violations commises par ces derniers dans le cadre de
l’état d’urgence, de la lutte contre le terrorisme et de la répression
de certaines manifestations pacifiques, restent presque toujours
impunies.
Nous avançons les arguments suivants qui démontrent à quel point ce
projet de loi est incompatible avec la Constitution et les engagements
internationaux de la Tunisie. Au vu des arguments cités ci-dessous, les
organisations signataires considèrent qu’il est de la responsabilité
des députés, qui ont juré de s’engager à respecter les règles de la
Constitution, selon son article 58, d’abandonner le projet de loi ou de
voter contre cette loi si elle est soumise au vote en plénière au sein
de l’Assemblée.
Les articles 5 et 6 du projet de loi prévoient jusqu’à 10 ans de
prison ainsi qu’une amende de 50000 dinars aux individus qui divulguent
ou publient un « secret lié à la sûreté nationale. » Le projet de loi
définit les secrets relatifs à la sûreté nationale comme « toutes
informations, données et documents relatifs à la sûreté nationale […]
qui doivent être connus uniquement par les personnes habilitées à leur
utilisation ou détention, ou circulation ou conservation. »
Le projet de loi prévoit en outre une peine allant jusqu’à deux ans
de prison pour toute personne qui diffuse sans autorisation du matériel
audiovisuel filmé à l’intérieur des bâtiments de sécurité nationale,
sur les lieux d’opérations de sécurité ou dans des véhicules appartenant
aux forces armées. Un tel article conduirait à mettre en prison des
personnes qui voudraient dénoncer le comportement abusif de la police en
publiant des vidéos ou des photos qui documentent les abus pour alerter
l’opinion publique.
Ces dispositions sont incompatibles avec les obligations de la
Tunisie de protéger et de respecter le droit de la liberté d’expression
qui comprend le droit d’accès du public à l’information, notamment
conformé à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques (PIDCP), auquel est partie la Tunisie. Cette information
peut être essentielle pour dénoncer les violations des droits humains et
garantir l’obligation de rendre des comptes dans une démocratie.
Alors que les gouvernements ont le droit de restreindre la diffusion
de certaines informations qui pourraient sérieusement mettre en péril la
sûreté nationale, la définition très vague et l’absence de toute
exception ou excuse d’intérêt public pourraient permettre aux autorités
de poursuivre ceux qui dénoncent les actes répréhensibles du
gouvernement.
L’article 32 de la Constitution Tunisienne prévoit que « L’État
garantit le droit à l’information et le droit d’accès à l’information. »
De plus, l’article 31 prévoit que les libertés d’opinion, de pensée,
d’expression, d’information et de publication sont garanties. Il
interdit le contrôle préalable exercé sur ces libertés.
Les Principes de Johannesburg sur la sécurité nationale, la liberté
d’expression et l’accès à l’information, un ensemble influent de
principes émis en 1996 par des experts en droit international sur
l’applicabilité de la protection des droits de l’homme à l’information
de la sécurité nationale, indiquent : « Nul ne peut être puni au nom de
la sécurité nationale pour la divulgation d’informations si (1) la
divulgation ne nuit pas réellement et ne risque pas de nuire à un
intérêt légitime de sécurité nationale, ou (2) l’intérêt public de
connaître cette information l’emporte sur le préjudice pouvant résulter
de cette divulgation. »
Les Principes précisent que « pour établir qu’une restriction … est
nécessaire pour protéger un intérêt légitime de sécurité nationale, le
gouvernement doit démontrer que : (a) l’expression ou l’information en
question constitue une menace grave à un intérêt légitime de sécurité
nationale ; (b) la restriction imposée est la moins restrictive possible
pour protéger cet intérêt ; et (c) la restriction est compatible avec
les principes démocratiques. »
En outre, les Principes définissent l’intérêt de la sécurité
nationale légitime comme « la protection de l’existence du pays ou son
intégrité territoriale contre l’usage ou la menace d’usage de la force,
ou sa capacité à répondre à l’usage ou la menace d’usage de la force,
que ce soit à partir d’une source externe, comme une menace militaire,
ou une source interne, telle que l’incitation au renversement du
gouvernement par la violence. »
Le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies, dans l’Observation
générale n° 34 qui interprète l’article 19 du PIDCP, a noté que les
gouvernements doivent prendre « un soin extrême » pour assurer que les
lois relatives à la sécurité nationale ne sont pas invoquées « afin de
supprimer ou refuser au public une information d’intérêt public légitime
qui ne nuit pas à la sécurité nationale » ou de poursuivre des
journalistes, des chercheurs, des militants, ou d’autres individus qui
diffusent de telles informations.
Le projet de loi incriminerait le « dénigrement » de la police et
d’autres forces de sécurité, compromettant ainsi la liberté
d’expression.
L’article 12 du projet de loi prévoit une sanction pénale de deux ans
de prison et une amende pouvant aller jusqu’à 10.000 dinars pour toute
personne reconnue coupable d’avoir intentionnellement dénigré les forces
armées avec pour objectif de « nuire à l’ordre public. »
L’incrimination de dénigrement des institutions de l’Etat est
incompatible avec une solide protection de la liberté d’expression en
vertu du droit international ainsi qu’avec les droits garantis par la
Constitution tunisienne de 2014.
Par ailleurs, le concept vague de « dénigrement des forces armées »
est incompatible avec le principe de légalité, pierre angulaire des
normes internationales sur les droits humains, qui oblige les États à
veiller à ce que les infractions criminelles soient clairement et
précisément définies dans la loi (voir para 25 du commentaire 34
général).
L’article 12 risque de donner aux autorités une grande latitude pour
procéder à des arrestations pour des motifs injustifiés tels que des
querelles avec la police, la lenteur à appliquer leurs ordres, ou en
représailles pour le dépôt d’une plainte contre la police. L’exigence
des dispositions que le dénigrement soit motivé par l’objectif de
« nuire à l’ordre public » est tellement large qu’elle limite à peine le
pouvoir discrétionnaire de poursuite des autorités.
La clause de dénigrement viendrait ajouter une nouvelle infraction
aux lois existantes, qui comprennent déjà de nombreux articles
incriminant la liberté d’expression, notamment les dispositions
relatives à la diffamation des organes d’Etat, les infractions contre le
chef de l’Etat et infractions contre la dignité, la réputation ou le
moral de l’armée. Les organisations signataires ont longtemps dénoncé
ces articles et demandé leur retrait.
Le commentaire 34 général du Comité des droits de l’homme de l’ONU
stipule que « les États parties ne doivent pas interdire la critique
d’institutions telles que l’armée ou l’administration. »
Dans son examen de la Tunisie en 2008, le Comité des droits de
l’homme des Nations Unies a exprimé sa préoccupation sur l’incrimination
de la « critique des organismes officiels, l’armée ou l’administration
». Dans son examen périodique universel de la Tunisie en 2012 au Conseil
des droits de l’homme des Nations Unies, la Tunisie a adhéré à la
recommandation (no. 114.59) de revoir la législation de l’ère Ben Ali
qui étouffe les libertés d’expression afin de protéger pleinement les
droits, conformément aux normes internationales. Lors du processus
d’examen périodique universel de la Tunisie, en 2017, plusieurs Etats
ont demandé à l’Etat tunisien de renforcer le droit de la liberté
d’expression, comprenant la liberté de la presse ainsi que le droit
d’accès à l’information.
Le projet de loi exonérerait les forces de sécurité de la
responsabilité pénale en cas d’usage de la force létale pour repousser
les attaques contre les édifices de sécurité, leurs foyers, biens et
véhicules, lorsque la force utilisée s’avérait nécessaire et
proportionnelle au danger. Cette disposition signifierait que les forces
de sécurité seraient autorisées, par la loi, à répondre par la force
létale à une attaque contre les biens qui ne menacerait pas leur propre
vie ni la vie de quiconque et qui ne causerait pas de blessures graves.
Selon l’article 18 du projet de loi, un « membre des forces armées
n’assume aucune responsabilité pénale des dommages résultant du fait
d’avoir blessé ou tué une personne qui commet l’une des infractions
mentionnées aux articles 13, 14 et 16 de la loi, si l’action était
nécessaire pour atteindre le but légitime de protéger la vie ou des
biens, et que les moyens utilisés étaient les seuls capables de
repousser l’agression, et l’usage de la force était proportionnelle au
danger ».
L’article suit de près les directives sur l’utilisation de la force
dans les articles 20-22 de la loi tunisienne 69-4 du 24 janvier 1969
réglementant les réunions publiques, tout en l’élargissant à
l’utilisation de la force non seulement lors de manifestations, mais
aussi en cas d’attaques individuelles contre des propriétés et des
véhicules de police et d’autres forces de sécurité.
L’article 18 donne donc une très grande marge de manœuvre aux forces
armées pour répondre avec l’usage d’une force potentiellement meurtrière
à une attaque qui ne menace pas les vies ou risque de causer des
blessures graves. Ceci est contraire à l’obligation de l’État de
respecter et de protéger le droit à la vie.
L’usage d’armes à feu uniquement pour protéger la propriété n’est pas
autorisé par le droit international. Voir, par exemple, l’article 9 des
Principes de Base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation
des armes à feu par les responsables de l’application des lois. Ces
normes exigent également qu’une autorité indépendante évalue si
l’utilisation d’armes de feux par les forces armées entraînant un décès
ou une blessure grave était nécessaire et proportionnée.
Les forces armées en Tunisie ont longtemps bénéficié de l’impunité
pour l’usage excessif de la force ou les mauvais traitements.
L’assassinat des manifestants lors de la révolution, l’utilisation
excessive et non justifiée de la force dans la gestion des
manifestations, les tortures et mauvais traitements infligés aux détenus
dans des opérations antiterroristes ainsi que les pratiques arbitraires
qui accompagnent les arrestations de citoyens sont restées largement
impunis.
L’exonération de responsabilité, telle que prévue dans le projet de
loi, risque de renforcer cette culture de l’impunité et de signaler aux
forces de sécurité qu’elles ont le feu vert pour utiliser la force de
manière illégale.