Simple et généreux, il n’a qu’un souci: transmettre son savoir. Et a fait du village de son enfance un rendez-vous incontournable des gastronomes. Balade gourmande au cœur de la Haute-Loire. Par

«Il faut s’accrocher, ce qui nous sauvera, c’est la sincérité.» Cette phrase lue dans Le Monde me fit découvrir Régis Marcon. Il était déjà un des rares chefs à avoir 3 étoiles au Michelin. Il avait obtenu le Bocuse d’Or. Le guide Gault Millau l’avait consacré «Chef de l’année». Sa phrase sur la sincérité m’a touché au point que je l’ai, depuis, souvent citée à la fin de mes émissions. J’appris que la grande spécialité de Régis Marcon, c’est la cuisine des champignons. Il en connaît plus de mille espèces, et il en sert une quarantaine dans son restaurant – chutney de chanterelles, brochettes de morilles des pins au romarin, trompette de la mort qu’il mêle à un ragoût de lentilles à l’œuf de caille…

La belle saison, pour les champignons, c’est l’automne. Du coup, en octobre, je suis parti à la rencontre de cet homme. En sortant de Lyon, on découvre vite de belles départementales qui traversent forêts, prairies et monts d’Ardèche, ce que Régis Marcon appelle «les virages peu propices aux limousines». Jusqu’à un village entre Velay et Vivarais: Saint-Bonnet-le-Froid.
C’est Michèle Marcon qui m’accueille, son mari est en comité régional. Il est 15 h 20, nous sommes en fin de service. Elle m’offre du thé: les sucres servis sur le côté de la tasse sont en forme de champignon! Des champignons, il y en a partout autour de nous: salières, poivrières, même les pièces d’un jeu d’échecs posé sur une table basse sont des champignons stylisés. Je vois sortir de table un couple de clients âgés, des Allemands qui venait fêter leurs soixante-deux ans de mariage ! Ils me disent en français avoir «déjeuné leur rêve». Ils avaient réservé leur table et leur chambre depuis vingt-neuf mois…

Régis va bientôt rentrer. Michèle est heureuse de pouvoir parler de leur aventure commune, elle qui n’apparaît pas sur le nom du restaurant, Régis et Jacques Marcon, Jacques, le fils aîné, que je rencontrerai un peu plus tard dans la journée. Elle a seize ans et lui dix-huit quand ils se rencontrent à Lalouvesc. Le couple reprendra l’auberge de la maman de Régis, où cette femme cuisinait par cageots entiers cèpes et canaris (j’ai donc appris que le canari est aussi un champignon) qu’elle servait à la louche à sa clientèle familiale. Jusqu’en 1987, ce sont huit année de démarrage.

Michèle me confie qu’ils ne savaient pas où ils allaient. Un jour de mai 1987, le téléphone sonne dans la cuisine de l’auberge, où l’appareil en bakélite, suspendu au mur, est le seul lien de Régis avec le monde extérieur. C’est Christian Millau qui appelle et c’est le coup de feu. Régis n’a pas le temps de rire de la bonne blague de cet imposteur qui se fait, croit-il, passer pour M. Millau. Il raccroche. Il en dit deux mots à sa femme. Le téléphone sonne à nouveau. Il s’agissait bel et bien du grand Christian Millau, qui avait entendu parler de lui. Il vient un lundi, jour de fermeture, et se retrouve seul à dîner – des champignons, bien sûr, et une tarte aux lentilles. L’éditorial du magazine du journaliste gastronomique sera consacré au chef Régis Marcon, et depuis, le téléphone n’a plus cessé de sonner.

Pourtant, il faut y faire venir les clients dans ce village de deux cent vingt habitants, protégé des grands axes routiers, à 1500 mètres d’altitude. Régis songe à partir en ville, au Puy sans doute. Michèle s’accroche à leur première idée : rester dans leur campagne, car elle était écolo bien avant la mode. Pour la nature, donc, et surtout pour les enfants : le premier de leurs quatre petits était déjà arrivé.

Jacques est aujourd’hui en cuisine avec son père. C’est lui qui gouverne et sort les plats. Le père pose le dernier coup d’œil du maître avant le service en salle. Je rencontre Jacques: «Mon père partait au marché le samedi à 4 heures du matin, il s’endormait au volant, je parlais fort pour le réveiller. En juillet-août, il n’avait pas un jour de congé, je me sentais obligé de l’aider en tant que fils aîné.» Jacques fait maintenant le marché. Je le reverrai à son retour, à 8 h 30 le lendemain matin, embrasser son père : le maître et l’élève, le père de cinquante-trois ans et le fils de trente et un.

Jacques me dit: «Le marché, c’est formidable, tu fais ta carte en direct en voyant les produits. Grâce à ma mère et mon père, nous avons sauvé Saint-Bonnet-le-Froid qui serait devenu un village-dortoir. On a permis aux écoles de continuer à vivre. Il y a aujourd’hui vingt-deux commerces, dont dix de bouche.» Son père nous rejoint et enchaîne: «Il y a aussi plusieurs hôtels. Le nôtre, bien sûr, construit avec les pierres de la maison de ma mère. » Avant de construire, Régis a montré les plans à un des plus grands chefs de France qu’il admire, Michel Bras. La réponse de Michel Bras fut claire: «Ce que j’en pense, c’est que vous êtes fous ! » Depuis l’affaire fonctionne à merveille.

Dans ce lieu décontracté, même depuis les trois étoiles, l’ambiance reste celle d’une ferme. «A Saint-Bonnet, nous avons une foire aux champignons et, récemment, elle allait disparaître. Je décidai de cuisiner la plus grande tarte aux champignons du monde : trois mètres de diamètre, et depuis nous sommes dans le Guinness Book des records! On a sauvé la foire. Trente-cinq à quarante mille visiteurs pendant deux jours ! Toutes les personnes du village viennent donner un coup de main.»

Et Régis m’entraîne à la chasse aux champignons…

Jean-Luc Delarue

Gala, novembre 2009